MICK RENAUD, artiste
peintre :
« Je continue à peindre,
à écrire et à respirer en attendant le point final. »
|
Etrange. Cela
lui semblait étrange. Etrange certes, mais non pas désagréable. Et pourquoi
étrange ? Il marchait bon pas comme à son habitude. Il aimait le plaisir
que procure la marche. Cela ne
datait pas d’hier. Cela faisait partie intégrante de sa vie depuis au moins
une bonne vingtaine de printemps. Cela lui
était venu au monde à l’époque où il vivait avec la Louise. Car rien ne lui
plaisait plus, à la Louise, que de battre la campagne. C’était, disait-elle,
sa façon à elle de se nettoyer l’âme. Au début de
leur vie commune, elle marchait seule, délaissant, il est vrai, bien souvent
les besognes journalières. Et ce comportement, insolite par chez nous, avait
eu pour effet de délier au village voisin, toutes les langues séjournant dans
la bouche des commères. C’est peut-être
pour faire cesser ces bavardages et, aussi, peut-être saisir en plein vol
l’occasion de lui dire à sa façon qu’il tenait fort à elle qu’il se mit bien
souvent, « quand l’ouvrage pouvait attendre », à lui emboîter le
pas. Ils en parcoururent ensemble des chemins et des sentiers. Il faut dire
qu’à cette époque, ce n’étaient ni les chemins ni les sentiers qui manquaient
par chez nous : le remembrement n’avait pas encore eu droit de citer. Et puis vint
le jour où, après avoir marché, seul, on retrouva en fin de soirée le corps
de la Louise dans l’étang où, certainement après avoir pleuré, elle l’avait
jeté. Il aurait bien voulu que son chagrin, qui était immense, l’emporta lui
aussi au pays inconnu où maintenant marchait sa Louise. Mais la mort doit avoir
ses préférences. Il vécut avec sa souffrance et, jours après jours, le
souvenir de la Louise se faisait de plus en plus incertain, sauf quand il lui
semblait, parfois, l’apercevoir marchant devant lui au détour d’un chemin.
Car il avait depuis ce jour, continué à marcher seul, été comme hiver. Mais, ce
matin là, étrange, oui, cela lui semblait étrange. D’abord
physiquement, ses jambes avaient l’air, non pas de le porter, mais plutôt de
le transporter. Il était depuis de nombreuses années, habitué à supporter
mille petites douleurs, qui, l’âge avançant, étaient venues habiter en son
corps : un peu d’arthrose sans doute. Tout fane, tout fane lentement,
même les roses pensait-il souvent. Mais, ce jour, nulle douleur ne venait lui
faire sentir le poids des ans. Pourquoi
s’aperçut-il soudain que son bâton n’était pas en sa main ? Il ne se
souvenait pas, de longue date, d’avoir marché sans son robuste bâton de
cormier. C’était un cadeau de son aîné quand celui-ci s’en fut travailler et
vivre à la ville. Et son chien, pourquoi ne sentait-il pas son chien
joyeusement lui gambader entre les jambes. Ce qui parfois d’ailleurs,
l’agaçait un brin, parce que de la marche lui rompait la cadence. Il n’avait
pas souvenir que son chien fut malade : il était jeune, encore, et bien
gaillard ! Ou alors, avait-il fugué. Ca lui arrivait parfois à lui
aussi, de seul, battre la campagne à la poursuite de quelques garennes ou
d’une chienne en mal d’amour. Et cela expliquait peut-être que, ne le voyant
pas, il était parti sans lui ; étrange tout de même. Il ne se revoyait
pas non plus fermant la porte de sa modeste demeure, ni déposer la clef sous
la pierre descellée de la margelle du puits comme il ne manquait jamais de le
faire lors de ses absences. Etrange, étrange aussi, il ne sentait pas en
bouche l’arôme de café ni, dans la gorge, la chaleur de la petite goutte
qu’il ne manquait jamais de boire avant de prendre la route. Quelle heure
pouvait-il bien être ? Il eut soudain l’impression d’avoir marché depuis
un temps bien long. Etrange aussi, le paysage environnant lui semblait
inconnu et pourtant il connaissait, pensait-il, chaque détail de cette région
à cinq lieues à la ronde. Une sensation
bizarre envahit brusquement tout son être. S’arrêter et réfléchir : il n’y
parvint pas. Faire demi-tour, rebrousser chemin et rentrer à la maison :
il n’y parvint pas. Une force s’exerçait sur lui comme l’aurait fait une
forte brise d’automne. Etrange, aussi, le silence installé autour de lui et
au plus profond de lui-même. Puis, sans se rendre compte comment il était en
ce lieu « qu’il ne connaissait pas », il se vit au bord d’un étang.
Un étang d’une grande beauté avec une eau limpide d’une grande clarté. Sa tête
s’inclina en avant sans qu’il eut l’impression que ce mouvement de tête soit
un effet de sa volonté. Et l’image de lui se refléta dans lui comme en
miroir. Il se vit revêtu de son habit des jours de fête, son visage était de
cire avec les yeux clos. Sur sa poitrine, ses mains reposaient jointes,
tenant un chapelet de perles bleues, scintillant comme étoiles en cosmos. Puis, il
s’engloutit doucement et paisiblement en ces eaux sans l’ombre d’un remord.
Il sut à cet instant précis que, depuis plusieurs jours, il était mort. Berthenonville,
avril 99 |